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28 octobre 2012 7 28 /10 /octobre /2012 14:21

 

IBM, Thales, Clinatec : un filet global de capteurs électroniques, des outils informatiques pour traiter des myriades de données, un laboratoire pour « nous mettre des nanos dans la tête ».

Nous entrons dans la société de contrainte. Au-delà de ce que la loi, les normes sociales et la force brute ont toujours imposé ou interdit aux sans-pouvoir, des innovations issues de l’informatique et des statistiques, des nano et neurotechnologies, des super-calculateurs et de l’imagerie médicale, permettent bientôt la possession et le pilotage de l’homme-machine dans le monde-machine. La gestion de flux et stocks d’objets au lieu de la perpétuelle répression des sujets : macro-pilotage d’ensemble et micro-pilotage individuel. Voilà ce que montre ce livre à travers des cas concrets et leurs effets voulus autant qu’inéluctables. De ces exemples d’un mouvement général, il ressort : que la possession est l’état de ceux que gouverne une puissance étrangère (neuroélectronique), qui les prive de leur libre-arbitre et en fait l’instrument de sa volonté ; que la guerre est une violence destinée à contraindre autrui à faire nos volontés ; que la technologie est la continuation de la guerre, c’est-à-dire de la politique, par d’autres moyens ; que l’innovation accélère sans fin le progrès de la tyrannie technologique. Que nul ne peut s’opposer à l’ordre établi ni au cours des choses, sans d’abord s’opposer à l’accélération technologique.

 

Que nous réserve notre avenir technologique ? La question s'invite, avec de plus en plus d'acuité, à l'ordre du jour des grands sujets de débat démocratique. Pourtant, il est possible d'émettre, sinon des regrets, à tout le moins des réserves sur la faiblesse des espaces réservés à de tels débats. Les logiques à l'œuvre sont extrêmement puissantes. Dans le monde entier, les gouvernements financent massivement la recherche et le développement (R & D) d'une pléthore de technologies, plus diverses les unes que les autres. Il est difficile, à la fois, de prendre la mesure de la prolifération de ces technologies dans notre quotidien (songeons ainsi aux smartphones et autres tablettes, à la géolocalisation ou encore à la biométrie) et d'anticiper les composants exacts de la déferlante qui s'annonce. Or, face à ces logiques qui rendent les nouvelles technologies incontournables, d'une manière ou d'une autre, la sensibilité de nos sociétés à ces questions reste lacunaire ; ainsi, à l'exception de crises sanitaires liées à de nouvelles pratiques industrielles, jamais les technologies émergentes n'ont constitué un enjeu central de campagne électorale.

En outre, les débats menés à ce jour semblent hypertrophiés par leur aspect spéculatif. D'un côté, les grands programmes de financement de la recherche s'assortissent souvent de visions d'un futur où un environnement hyper-technologisé viendrait pallier/suppléer/compléter/améliorer/transcender (biffer la mention inutile) les limites inhérentes à la condition humaine et inscrites dans notre modèle social. Ces discours glorieux suscitent des contre-discours, à l'exact opposé, qui dépeignent un futur glauque, celui d'une servitude généralisée de l'homme à la technologie. Les sociétés de demain y sont placées sous la coupe, à la fois de groupes industriels animés par la recherche de profit, et d'autorités gouvernementales complaisantes, voire corrompues. Le physicien et philosophe des sciences Etienne Klein, dans un ouvrage récent consacré aux nanotechnologies, évoque les figures du « technoprophète » et du « techno sceptique » pour renvoyer dos-à-dos ces deux discours, diamétralement opposés, mais qui se rejoignent sur l'horizon révolutionnaire des nouvelles technologies.

Le collectif Pièces et main-d’œuvre (P & MO), dont émane l'ouvrage L'industrie de la contrainte, est régulièrement invoqué dans la seconde catégorie - celle des « techno sceptiques » dont l'objet social serait de repeindre en noir les grandes allégories rose bonbon, émises par ceux-là même que le collectif appelle le « techno gratin », soit un mélange d'autorités municipales et d'élites scientifiques et industrielles, intimement mêlées. Il faut admettre que cet ouvrage, rédigé par Frédéric Gaillard en cheville avec P & MO, est loin de l'optimisme béat du premier technophile venu. L'auteur, tout comme la plupart des membres du collectif, provient de la région grenobloise ou les consortiums dédiés à l'innovation technologique et la R & D de pointe fleurissent à vive allure. Il en résulte une tonalité forcément critique et localement située des évolutions auxquelles les auteurs sont confrontés au quotidien. L'industrie de la contrainte est-il un ouvrage sceptique ? Sans doute, si par « sceptique » on entend la pratique méthodique d'un doute.

Frédéric Gaillard et P & MO entreprennent, en effet, de déconstruire systématiquement les discours des firmes industrielles les plus influentes dans le domaine de la technologie avancée. Ainsi, IBM multiplie les campagnes de publicité au bénéfice des nombreux « environnements intelligents », qui ont pour fonction de mesurer, d’ordonner des systèmes complexes d'informations, afin d'en extraire des principes rationnels de gestion et d'organisation. C'est une approche presque métaphysique du « Réseau », selon laquelle tous les êtres et toutes les choses de ce monde sont autant de composants d'un seul et même réseau qu'il s'agit de perfectionner, de « rendre intelligent » (p. 18). Les auteurs de l'essai y perçoivent une velléité totalitaire, une vision à la fois englobante (tout et tous doivent y être inclus) et réductrice (n'y sont incluses que des entités réduites au rôle de partie du tout) du monde qui nous entoure, et de notre société en particulier.

Ils devinent, dans ce programme « planète intelligente » pilotés par la firme IBM, une intention de contrôle et de gestion rationnelle des populations (cf. p. 27), une « volonté de supprimer les freins à l'efficacité : les imprévus et l'inconnu ». À l'appui de leurs dires, ils mentionnent des extraits de citation, de communiqués de presse, de dépliants publicitaires ou de site internet, souvent éloquents. Ils démontrent la force de persuasion mise en branle par une pléthore de moyens techniques (sites internet, partenariats avec titres de presse, jeux vidéos, etc.), dont le but est d'emporter l'adhésion quant à un projet technologique qui s'avère être un véritable projet de société. En ce sens, ce que P & MO et Frédéric Gaillard identifient, c'est une véritable propagande, au sens où Jacques Ellul l'entendait, c'est-à-dire : une révélation politique, soit une représentation claire des faits (un système d'interprétation des événements) ; la méthode généralisée du mot d'ordre, c'est-à-dire d'une stratégie combative, autre mot pour le contemporain "volontariste" (nous voulons faire advenir ce futur technologique) ; la participation à l'action (il faut emporter la conviction et s'assurer du concours actif d’un public cible).

Le deuxième cas abordé dans L'industrie de la contrainte est sans conteste le plus inquiétant et le plus convaincant. La première partie permet de laisser à IBM le bénéfice du doute ; quelles sont exactement les intentions du groupe ? Il est possible de contester l'interprétation qu'en donnent Frédéric Gaillard et P & MO, par exemple dans l’hypothèse où les engagements de cette industrie en faveur du développement durable seraient jugés sincères.

 En revanche, la seconde partie traite d'un système intégré de surveillance et de contrôle de la population, nommé Hypervisor.

Le nom de ce programme, à lui seul, évoque les aspirations sécuritaires de cet ensemble de technologies, composé à l'avenant de caméras omniprésentes, de capteurs électroniques et autres puces RFID… Ce sont ici des technologies de sécurité qui font florès sur les salons de technologie policière et militaire. Si, un tel salon existe ! S’y échangent des technologies de surveillance et de sécurité étatiques de pointe : il a pour doux nom Milipol, et pour objet social « la sécurité intérieure des États ». L’édition 2010 (sur laquelle s’attardent les auteurs) avait lieu au Quatar, l’édition 2011 vient de se tenir à Paris, Porte de Versailles (avec pas loin de 900 exposants).

Enfin, le troisième et dernier cas dont traite l'ouvrage est sans doute le moins convaincant, c'est celui qui cherche à démontrer que les implants cérébraux visent à prendre le contrôle de nos neurones. Les neurosciences, avec l'appui des nanotechnologies, entendent développer des technologies de diagnostic et de traitement biomédicales, à l'interface avec le cerveau. Rassemblés sous l'égide de Clinatec - encore un nom sorti tout droit d'un mauvais thriller -, ces ensembles de technologies entendent parvenir, dans un futur encore indéterminé, à traiter les maladies liées à la dégénérescence des neurones, telles que les maladies d'Alzheimer ou Parkinson. Pour PM & O, c'est la porte ouverte à la convergence des technologies (selon l'acronyme bien connu NBIC, pour nano-, bio-, info- et cogno-technologies) et au contrôle de l'esprit, de la pensée par les « neuropoliciers » (p. 104). L'argumentaire semble faire un peu rapidement droit à la possibilité même d'un tel contrôle. Là où, en revanche, la critique porte, c'est lorsque les investissements colossaux sont rapportés aux véritables bénéfices qui peuvent en résulter, sur le plan de la santé et, surtout, sur la conception de la santé qui est ainsi promue et mise en œuvre par les autorités publiques (cf. 99-102).

 

En bref, la perspective développée par Frédéric Gaillard et PM & O est ouvertement critique, à n'en pas douter. Elle propose une mise en récit des développements technologiques en cours, certes, mais une mise en récit documentée : nombreuses sont les sources primaires collectées par les auteurs de L'industrie de la contrainte, permettant au lecteur qui le souhaiterait de remonter la filière de leurs arguments et de les contester, le cas échéant. En outre, la réflexion a le mérite d'être formulée en termes de « projet de société » – registre devenu très rare quand il concerne l'innovation technologique. Ainsi, la société que dessinent ces ensembles de technologies, pour Frédéric Gaillard et P & MO, c'est une société de la « contrainte », c'est-à-dire une société faite « d'entraves à la liberté d'action », exercées par la violence et/ou la règle sociale, morale, obligatoire (p. 9). On peut juger le propos excessif (il l'est d'ailleurs parfois, sans doute, comme à l’occasion des analogies induites avec le nationalisme nazi, pp. 34-37), mais au moins il engage à un questionnement sur les enjeux politiques du développement technologique. Libre au détracteur de démonter, arguments à l'appui, les thèses soutenues par les auteurs de L'industrie de la contrainte. En attendant, elles ont le mérite d'ouvrir des espaces de débats qui sont rares, trop rares, sur les finalités et les bénéficiaires des logiques d'innovation et de R & D actuellement mises en place. Et donc de contribuer au débat démocratique.

(sources texte : lectures.revues.org  & piecestemaindoeuvre.com)

 

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